Le public a bien du mal à faire la part des choses. Eléments de réponse.
Se déroule aujourd’hui l’intense débat autour de l’hydroxychloroquine, cette molécule qui, associée à un antibiotique, pourrait guérir les malades du Covid-19. C’est du moins la thèse que défend le professeur Didier Raoult , preuves à l’appui puisqu’il a testé lui-même la formule sur un certain nombre de patients avec succès. Ces premiers résultats, confrontés à l’impatience de l’opinion mondiale, ont produit un cocktail explosif fait de médiatisation à outrance, de débats véhéments et de haines recuites entre mandarins.
Que propose Didier Raoult ?
Détourner un médicament largement documenté de son indication première. Cette stratégie de « re-criblage » est de plus en plus répandue , en particulier en Chine. A l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, Didier Raoult en fait sa doctrine. Il utilise par exemple l’hydroxychloroquine contre une infection bactérienne responsable de la maladie de Whipple (une prescription désormais admise). Alors, quand il découvre que des chercheurs du Drug Clinical Trial Center de Pékin pressentent une efficacité de ce médicament sur des patients positifs au Covid-19 , il veut tester. Mais il ajoute sa touche personnelle : l’azithromycine, un antibiotique spécifique du pneumocoque dont il a été démontré qu’il interférait avec le processus de contamination dans le cas de la grippe H1N1 .
Les résultats de son essai préliminaire contesté conduit sur 24 patients assurent qu’un traitement de huit jours avec cette bithérapie réduit la charge virale à néant. Une deuxième étude portant sur 80 patients suggère « un effet synergique qui inhibe totalement la réplication du virus ». Le chercheur recommande donc « une utilisation clinique de cette combinaison au stade précoce de l’infection », avant la détresse respiratoire. Car à ce stade, quand les patients sont admis en réanimation, leur système immunitaire s’emballe, se retournant contre l’organisme qu’il est censé défendre.
L’hydroxychloroquine pourrait avoir deux effets accélérant l’élimination du virus : elle modifierait l’acidité de l’environnement liquide de la cellule, empêchant les enzymes impliquées dans la reproduction du virus d’agir comme l’a montré en 2016 une équipe de l’Inserm et de l’Institut Pasteur. Elle favoriserait également l’apoptose, ou mort cellulaire, un mécanisme qui protège l’organisme des infections en provoquant l’autodestruction des cellules infectées.
Didier Raoult a annoncé qu’il commençait à travailler avec Guido Kroemer, professeur d’immunologie à la faculté de Médecine de l’université de Paris-Descartes et directeur de l’unité de recherche « Métabolisme, cancer et immunité », pour approfondir la compréhension de ces mécanismes
Que reproche-t-on à Didier Raoult ?
Selon le biologiste du CNRS Hervé Seitz, qui a analysé en détail les publications de Didier Raoult, la présentation que fait ce dernier de ses résultats est trompeuse. Il compare 26 cas traités à la chloroquine avec 16 qui ne le sont pas. Mais 6 des patients traités sont sortis de l’étude au bout de quelques jours (dont 3 en réanimation et 1 qui est mort), or il les exclut de sa comparaison, ce qui améliore forcément la situation du groupe traité. Ensuite, les groupes traités et non traités ont peu de chance d’être comparables. On ne sait rien du stade de la maladie, de l’âge, des comorbidités de chacun des participants. Or, sur un si petit effectif, l’effet de ces différences sur les résultats peut être bien plus déterminant que celui de la chloroquine. Enfin, la technique utilisée pour mesurer la charge virale est trop sensible. Les données générées sont donc, là aussi, brouillées par des artefacts. Conclusion d’Hervé Seitz : on ne peut rien conclure. Et l’étude des 80 patients n’est pas plus conclusive.
Les détracteurs du professeur Raoult estiment en outre qu’en promettant de traiter tous ceux qui viendront à son Institut et y seront testés positifs, ce dernier fait naître de faux espoirs et met en danger les personnes qui font la queue devant sa porte et risquent d’être contaminées à cette occasion. Certains ajoutent enfin qu’en plaidant pour ajouter la chloroquine aux médicaments testés dans l’essai Discovery, il ferait perdre du temps et de l’argent à d’autres pistes plus crédibles.
Les critiques du professeur Raoult font également remarquer que sur le site de son institut sont affichés le nombre de patients traités à la chloroquine et le nombre de décès enregistrés. Le taux de mortalité que l’on déduit de la comparaison de ces deux chiffres est très inférieur au 1 % estimé de mortalité du Covid-19. Mais cette présentation serait trompeuse, accusent ses détracteurs, dans la mesure où les deux chiffres ne seraient pas comparables : les patients traités sont repartis chez eux et on ne sait pas ce qu’ils sont devenus, tandis que les morts correspondent aux personnes hospitalisées à l’institut qui compte plusieurs dizaines de lits.
L’essai Discovery peut-il clore la polémique ?
La réponse est mitigée : cet essai européen veut tester cinq pistes, dont l’hydroxychloroquine (HCQ), sur 3.200 patients en Europe, dont 800 en France. Il est « randomisé », c’est-à-dire qu’un des cinq traitements ou un placébo est attribué aux malades de façon aléatoire. L’objectif est de présenter des résultats incontestables en comparant des groupes homogènes de patients : même répartition de femmes et d’hommes, mêmes tranches d’âge, mêmes stades de la maladie… Discovery a démarré le 22 mars. Cinq hôpitaux, situés à Paris, Lille, Nantes, Strasbourg et Lyon ont intégré le dispositif, rejoints une semaine plus tard par deux autres centres hospitaliers pour un total d’un peu plus de 120 patients sur les 800 prévus. A plein régime, Discovery concernera au moins une trentaine d’établissements hospitaliers en France.
Au-delà du temps nécessaire pour compiler cette énorme masse de données (on parle de plusieurs mois), une question pratique s’est posée : les patients seraient très peu nombreux à accepter de participer à cet essai dont ils savent qu’ils ont une chance sur cinq de tomber sur le placébo. Les autorités sanitaires ont donc dérogé à la rigueur scientifique en ouvrant le protocole : le médecin et son patient sont informés de l’option thérapeutique choisie. On risque donc un effet placebo psychologique qui peut participer à la guérison.
Il est vrai que l’hydroxychloroquine y est testée sans l’antibiotique prescrit systématiquement dans le protocole Raoult, ce que ce dernier pourra toujours lui reprocher. « Un parti pris contestable », selon de nombreux médecins. Enfin, seuls des patients en soins intensifs ou en réanimation, donc présentant des difficultés respiratoires aiguës et/ou ayant besoin d’un apport extérieur d’oxygène, sont admis dans l’essai. Or on sait déjà qu’à ce stade, l’hydroxychloroquine n’a plus aucun effet sur le virus
Y a-t-il des alternatives à la chloroquine ?
Parmi les médicaments existants dont le repositionnement contre le Covid-19 est actuellement à l’étude, aucun n’est aussi facile à produire en grande quantité et aussi bon marché que la chloroquine. Mais à la différence de la chloroquine, dont l’effet antiviral n’a été montré que sur des cellules, il y a un vrai rationnel derrière la sélection de ces médicaments comme candidats potentiels au traitement de la maladie. Deux pistes principales sont suivies.
La première, agir sur l’infection virale en essayant d’arrêter la propagation du virus dans l’organisme. C’est ce qui explique qu’on teste des médicaments antiviraux. Les essais avec le Kaletra (contre les VIH-Sida) de AbbVie, ou le Remdesivir (contre Ebola) de Gilead sont les plus avancés . Ils figurent notamment dans l’essai Discovery mené par l’Inserm.
Cependant Gilead vient de modifier le design de ses études cliniques américaines. Une décision interprétée comme la difficulté à mettre en évidence un bénéfice significatif.
La deuxième piste consiste à agir sur l’emballement du système immunitaire, qui intervient parfois dans un second temps et provoque l’aggravation tragique de l’état de certains patients. C’est ce qui a conduit à s’intéresser aux médicaments qui bloquent l’interleukine 6, une molécule qui joue un rôle essentiel dans les mécanismes inflammatoires. Les essais lancés avec le Kevzara de Sanofi ou l’Actemra de Roche, tous deux destinés à traiter la polyarthrite rhumatoïde en bloquant l’interleukine 6, ont été lancés pour cette raison.
L’Actemra de Roche est d’ailleurs aussi utilisé dans la gestion du syndrome immuno-inflammatoire fréquemment déclenché par les nouveaux traitements d’immunothérapies cellulaires des cancers, les CAR-Tcell. Or ce syndrome immuno-inflammatoire est tout à fait comparable à celui qui se développe chez certains patients atteints de Covid-19.
Les corticostéroïdes et les anti-inflammatoires non stéroïdiens de type ibuprofène qui sont bon marché et auraient pu être fabriqués assez facilement en grande quantité ne sont malheureusement pas efficaces au niveau pulmonaire, comme cela avait été montré lors de la précédente épidémie de SRAS, où ils avaient été testés sans succès.
Quelle est la position des autres pays ?
La chloroquine serait « un don du ciel si ça marchait » : c’est ce que pense Donald Trump. Le 24 mars dernier, le président américain estimait qu’il y avait « de bonnes chances que cela puisse avoir un énorme impact ». Dans la foulée, le régulateur du médicament aux Etats-Unis (FDA) a autorisé, le 30 mars , l’usage de la chloroquine et de l’hydroxychloroquine, deux traitements antipaludéens, contre le coronavirus mais uniquement à l’hôpital.
Deux structures de recherche américaines, l’Institut national de la santé (NIH) et l’Autorité pour la recherche-développement dans le domaine biomédical (Barda), travaillent sur des essais cliniques. La FDA a également rappelé au grand public qu’il ne fallait pas pratiquer l’automédication, les effets secondaires de la chloroquine pouvant être très dangereux.
La Chine, quant à elle, a été le premier pays à alerter sur la possible efficacitéde la chloroquine contre le coronavirus où elle figure parmi les traitements autorisés avec l’hydroxychloroquine. La Commission nationale chinoise de la santé a ajouté le phosphate de chloroquine à la liste des traitements autorisés pour tenter de lutter contre le Covid-19. Au total, près d’une vingtaine d’études sur ses trois molécules sont en cours sur le territoire chinois.
En Europe, l’essai clinique Discovery inclut, lui aussi, l’hydroxychloroquine dans son protocole afin de mesurer son efficacité, à l’occasion d’un essai officiel et standardisé. La Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou encore l’Espagne participent à ce programme aux côtés de la France.
L’Italie, qui « essaie de gérer au mieux la crise sanitaire », ne participe a priori pas à l’essai Discovery, notait Florence Ader, en charge de la partie française du programme. Rome autorise toutefois l’utilisation de la chloroquine comme traitement contre le coronavirus, uniquement à l’hôpital et dans des cas graves de Covid-19. Tout comme la France qui, elle, lui a préféré l’hydroxychloroquine, une molécule dont les effets secondaires seraient moins dangereux.
Risque-t-on de manquer de chloroquine si on décidait finalement de l’utiliser ?
Chez Sanofi, qui fabrique, sous la marque Plaquenil, l’hydrochloroquine, une forme modifiée de la chloroquine, mieux tolérée, on se montre très rassurant. « Nous suivons de très près le niveau de nos stocks de produits disponibles et, à ce jour, il n’y a pas pénurie », affirme un porte-parole du laboratoire.
« De plus, nous avons augmenté notre capacité de production afin de garantir la continuité de l’approvisionnement des patients traités par Plaquenil dans ses indications actuelles, tout en étant prêts à faire face à un bond de la demande, si l’hydroxychloroquine s’avérait efficace et bien tolérée chez les patients atteints par l’infection Covid-19, poursuit-il. Ainsi, sur la base du stock disponible et de notre capacité de production, nous pourrions fournir les millions de doses nécessaires pour traiter jusqu’à 300.000 patients au-delà des indications actuelles ». Rappelons enfin que Sanofi fabrique lui-même le principe actif utilisé dans la fabrication de Plaquenil.
D’autres industriels produisent aussi de la chloroquine. Les fabricants de génériques Teva, Mylan ou Amneal mais aussi Sandoz, la branche génériques de Novartis, qui pourrait livrer 130 millions de doses si le traitement était validé. A ce jour toutefois, à la différence des autorités sanitaires américaines, l’Agence européenne du médicament refuse toujours d’autoriser la chloroquine sans véritables données cliniques.