Petite histoire d’une grande idée : la filiation idéologique du revenu universel

par Eva Quéméré  (- 25 Septembre 2016 )

Le revenu universel est discuté depuis des dizaines, voire des centaines d’années et, depuis la crise, revient en tête de gondole. Revenu universel, de base, inconditionnel, minimum, garanti, citoyen… Il emprunte différents noms, de nombreuses définitions se posent et s’opposent, il représente des philosophies aussi variées qu’antagonistes. On lui appose une orientation libérale, socialiste, post-travailliste. On vante la simplification du millefeuille des prestations sociales, on fait l’éloge de l’oisiveté.

… Mais de quoi parle-t-on ?

Pour répondre à cette question – si tant est que ce soit possible – nous allons faire un voyage dans le temps et rencontrer ceux qui ont bâti l’idée – dans sa diversité et ses contradictions – et les autres qui les ont inspirés. D’une filiation idéologique complexe, l’idée d’un « revenu universel » versé à tous les habitants d’un État ou d’un territoire est, en effet, apparue à maintes reprises sous la plume de nombreux économistes, écrivains, philosophes et hommes politiques au fil des siècles.

Beaucoup estiment que l’idée du revenu universel trouve son origine en 1516, sous la plume de Thomas More, alors qu’il écrivait Utopia. Dans ce « lieu qui est nulle part », l’ile d’Utopia, l’existence de tous les membres de la société doit être assurée afin que personne ne se trouve dans la nécessité de voler, et donc de subir le dernier supplice.

« Au lieu d’infliger ces terribles punitions, il serait bien plus efficace de fournir à chacun les moyens de subsistance nécessaires, de sorte que personne ne soit plus dans l’affreuse nécessité de devenir, d’abord un voleur, puis un cadavre. »

Ainsi, la stricte égalité entre les citoyens est légion, les moyens de production sont propriété collective, le système de péréquation entre les villes et la juste répartition des richesses de l’État sont les piliers de la satisfaction de l’intérêt général. Il n’y a pas d’argent, pas de luxe, pas de superflu. Le temps libre est consacré aux loisirs, les maisons sont prêtées pour 10 ans, chacun se vêt de la même manière.

« Chaque père de famille vient chercher tout ce dont il a besoin et l’emporte sans paiement, sans compensation d’aucune sorte. Pourquoi refuser quelque chose à quelqu’un puisque tout existe en abondance et que personne ne craint que le voisin demande plus qu’il ne lui en faut ? Car pourquoi réclamer trop, alors qu’on sait que rien ne sera refusé ? Ce qui rend avide et rapace, c’est la terreur de manquer. »

Mais cet idéal exige encore une contrepartie : hommes et femmes, tous ceux qui en sont capables, doivent travailler, certes peu, mais travailler quand même.

Canonisé en 1935, le nouveau nommé Saint Thomas More écrit cette satire de l’Angleterre alors que le premier mouvement des enclosures fait des ravages parmi les familles paysannes – abandonnées sans moyens de subsistance – auparavant nourries par le système féodal des tenures. Philosophe, juriste, théologien, humaniste et homme politique anglais, cet homme qui mourra sous l’échafaud d’Henri VIII alors qu’il en fut son chancelier est l’un des inspirateurs des Poor Laws instaurées en Angleterre pendant plus de quatre siècles, l’un des bâtisseurs de la pensée humaniste et a posteriori du revenu universel.

Deux siècles plus tard, en 1840, s’inspirant d’Utopia, Etienne Cabet renouvèlera ce rêve avec Voyage En Icarie. Autre société idéale, cette nouvelle contrée se base elle aussi sur la stricte égalité entre ses membres, les inégalités étant mère de tous les maux.

« L’inégalité de fortune, la propriété et la monnaie, enfantent les privilèges et l’aristocratie, puis l’opulence et la misère, puis la mauvaise éducation, puis la cupidité et l’ambition, puis tous les vices et tous les crimes, puis tous les désordres et le chaos, puis toutes les calamités et toutes les catastrophes. »

Ainsi, quatre principes de base structurent la vie des citoyens : vivre, travailler, donner selon ses forces, recevoir selon ses besoins.


« Comme tout le monde ne peut être médecin, pour que les uns veuillent être cordonniers, il faut que les cordonniers soient aussi heureux et contents que les médecins. ».

Etienne Cabet, penseur politique français et classé par Karl Marx parmi les socialistes utopiques auxquels il oppose son socialisme scientifique, verra – alors qu’il purge une peine de prison – une petite communauté de colons se créer autour de ses idées. En 1847, 150 personnes votent l’ « Acte de constitution d’Icarie » et l’élisent comme président. Installés sur les rives de la Red River au Texas, mais rapidement découragés par le climat, les maladies qui l’accompagnent et les querelles entre eux, ils l’aboliront au bout d’une année. En 1949, Cabet sort de prison et décide de reformer le mouvement, un nouvel Acte est voté et la communauté s’installe dans l’Illinois. Il y meurt en 1856. Six ans plus tard, les colons prononcent à nouveau sa dissolution, ruinés par les conséquences de la guerre de Sécession. Puis une nouvelle communauté dans l’Iowa, dissoute, puis en Californie aux abords de la Russian River où ils n’atteindront jamais l’autosuffisance, révoquée en 1886.

 

Notamment inspiré par les thèses de l’humaniste hollandais Hugo Grotius et de celles de Jean-Jacques Rousseau pour qui « L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté, celui qu’on pourchasse est celui de la servitude », Thomas Pain est considéré, surtout pour les libéraux, comme le premier penseur du revenu universel.

En 1625, dans Le Droit de la paix et de la guerre – aussi à l’origine de notre droit international – Hugo Grotius (lui-même inspiré d’Aristote), centre sa réflexion sur ce qu’il nomme la Loi naturelle. Celle-ci agirait sur notre conscience en nous faisant veiller à notre préservation physique, morale et sociale. Les hommes seraient alors enclins à recevoir une justice réparatrice des violations de ce droit naturel.

Sur cette même idée, le concept de « revenu universel » est réellement apparu au 18e siècle entre les lignes de Thomas Paine, philosophe britannique engagé dans la révolution américaine et auteur, en 1797, de La Justice agraire. La réforme agricole subie par les paysans anglais avec le mouvement des enclosures entrepris des siècles plus tôt (en vertu duquel l’autre Thomas rêva d’Utopia), et le début de l’industrialisation ayant conduit à l’appauvrissement de la population menèrent se pamphlétaire à rédiger le fameux manifeste.

Selon lui, chacun devrait recevoir, à sa majorité, une dotation de 15 Livres. Puis, à 50 ans, une allocation annuelle de 10 Livres pour pouvoir finir tranquillement sa vie. Cet argent serait issu d’un fonds commun, prélevé sur l’héritage de la propriété et distribué par l’État.

Pour Paine, ces allocations compenseraient l’appropriation par certains du bien commun qu’est la terre. La civilisation ayant rendu des hommes plus riches et d’autres plus pauvres que ce qu’ils ne l’auraient été dans leur état « primitif », soit avant l’appropriation, par les plus forts, du sol. Il distingue deux types de propriété, une naturelle qui appartient à tous et qui nous a généreusement été donnée par Dieu, et une artificielle ou acquise, inventée par l’homme. La dernière ne peut être partagée de façon égale, car, selon l’auteur, il faudrait que chacun y contribue de la même manière. Elle n’est pas négative, mais au contraire source « d’amélioration et de richesse ». La première, en revanche, est un droit – le même développé par Grotius 150 ans plus tôt. Mais, cette propriété a, de fait, ôté les droits naturels des autres individus qui à leur état primaire en auraient eu l’usufruit. C’est ainsi que tout possesseur de la terre a une dette envers la collectivité. Voilà aussi pourquoi chaque individu doit pouvoir sans condition, qu’il soit riche ou pauvre, jouir de cette compensation. Il s’agit donc d’une question de justice et non de charité, pour qu’ « aucun individu né dans un état civilisé ne puisse se trouver dans une situation pire que celle où il serait s’il fut né avant l’établissement de cette civilisation ».

Favorable à cette idée, le gouvernement anglais finira par mettre en place au début du 19e siècle le Speenhamland Act ou « Loi sur les pauvres », une de ces fameuses et nombreuses Poor Laws inspirées par Thomas More au 16e siècle. Jusqu’en 1834 un revenu minimum – indexé sur le prix du blé et sur la taille de la famille à prendre en charge – était accordé en sus du salaire versé si celui-ci ne suffisait pas assurer l’existence du travailleur. Loin d’un revenu universel stricto sensu, Thomas Paine a néanmoins posé une première pierre à l’édifice.

 

Autre utopiste, Charles Fourier, philosophe français du début du 19e est à l’origine de l’étonnant Phalanstère, et par là même, d’une idée d’allocation universelle.

Il classe les individus en 810 catégories correspondant à autant de passions. Une Phalange (l’ensemble des phalanges ne composant pas un doigt, mais bien le Phalanstère, la société idéale) est composée d’hommes et de femmes de chaque catégorie, 1620 personnes en tout, qui oeuvrent en fonction de leurs affinités et désirs, et allant au cours d’une même journée d’un groupe à l’autre.

Il estime en effet que, dans la société préindustrielle qu’il connaît, l’attirance naturelle des humains pour l’activité et la vertu est totalement entravée et pervertie par le travail. Ainsi, chacun est rémunéré par un revenu minimum annuel garanti duquel sont ôtés les services dont il a bénéficié au sein de la phalange. S’y ajoute une rétribution individuelle dont le montant dépend de la classe dans laquelle l’œuvre réalisée se situe : nécessité, utilité ou agrément.

Après sa mort – car bien qu’ayant tenté il n’y arriva point – certains essayèrent de réaliser des phalanstères expérimentaux, mais aucun n’y parvint… les querelles internes en ayant toujours eu raison.

L’idée d’un revenu universel et son orientation sociale et post-travailliste peuvent ainsi se retrouver au coeur du socialisme du XIXe siècle et des mouvements ouvriers qui – face à l’industrialisation – cherchent à libérer l’individu de l’aliénation du travail. Problématique encore très ancrée dans l’actualité, l’industrialisation (et aujourd’hui la robotisation) de l’économie permettait alors de produire bien plus, en moins de temps et avec moins d’hommes. Ce que Wassily Léontief résumait ainsi :

« Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique. »

C’est ainsi qu’en bénéficiant d’une ressource minimum sans condition, les citoyens pourraient, potentiellement, gagner en autonomie et en pouvoir de négociation face à leurs employeurs. C’est alors – et bien sûr – avec Karl Marx que l’on peut lire aujourd’hui les revendications d’une certaine frange des défenseurs du revenu universel. Quand il imagine une société délestée du salariat, Marx entend que « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni. »

Dans Le Droit à la paresse, paru en 1880, Paul Lafargue – son gendre – s’inscrit lui aussi dans cette pensée. Il y démystifie le travail et son statut de valeur et prône avec ferveur la diminution du temps de labeur… à trois heures par jour.


« Pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la Paresse, mille et mille fois plus sacrés que les phtisiques Droits de l’Homme concoctés par les avocats métaphysiques de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.

C’est plus tard, en 1932, dans son Eloge de l’Oisiveté que Bertrand Russel s’entendra – en tout cas sur ce point – avec Marx et son gendre. Pour lui, la valeur travail est un préjugé moral des classes dominantes pour qui l’absence d’activité conduirait à la déchéance morale et à la dépravation. Aussi, il estime que la productivité industrielle est suffisante pour répondre aux besoins de tous les hommes – même au superflu – avec une quantité minimum de travail. Selon lui, quatre heures de corvée par individu seraient ainsi suffisantes pour que le reste du temps puisse être dévolu à l’oisiveté.

« Un certain petit revenu suffisant pour les nécessités doit être assuré pour tous, qu’ils travaillent ou non, et un revenu plus élevé doit être accordé à ceux qui sont prêts à s’engager dans un travail que la communauté reconnaît comme utile. Sur cette base, nous pouvons construire plus loin. »

Une variante de cette filiation « communiste  » fut plus récemment incarnée par le philosophe André Gorz, l’un des inspirateurs de l’écologie politique. Il considère que le plein emploi ne reviendra jamais et que les sociétés doivent transformer leurs fondements pour s’adapter au nouveau marché du travail. Une position faisant écho aux revendications de mai 1968. Il écrivait en 1990 :

« La rationalisation économique libère du temps, elle continuera d’en libérer, et il n’est plus possible, par conséquent, de faire dépendre le revenu des citoyens de la quantité de travail dont l’économie a besoin. Il n’est plus possible, non plus, de continuer à faire du travail rémunéré la source principale de l’identité et du sens de la vie pour chacun. »

 


Mais à la même époque, les libéraux revendiquaient un genre de revenu universel en totale opposition : l’impôt négatif. Théorisé dans les années 40 par l’Anglaise Juliet Rhys-Williams, le concept fut popularisé par Milton Friedman qui lui a consacré en 1962 un chapitre de son ouvrage Capitalisme Et liberté. Pour le financer, il propose une simplification extrême du système fiscal, avec la fin de l’impôt sur le revenu au profit d’un impôt universel dont la somme serait fixe et commune à chacun, afin d’éviter les effets de seuil. Il s’agirait ainsi d’éviter les effets pervers des allocations sociales qui nourriraient selon lui des mentalités d’assistanat. Mécanisme neutre, l’impôt négatif ne perturberait pas non plus le marché.

Considéré comme l’un des économistes les plus influents du 20e siècle, Friedman ne sera pas parvenu à mettre en place l’impôt négatif. Pourtant, Reagan, Thatcher ou encore Pinochet s’inspireront grandement de ses idées sur la privatisation, la déréglementation ou encore la fiscalité.

Aujourd’hui, de nombreux auteurs continuent à suivre sa pensée, c’est le cas notamment de Gaspard Koeing, à la tête du Think Tank libéral « Génération libre » qui défend avec Marc de Basquiat l’idée d’un revenu suffisant pour tous, sous forme d’impôt négatif : le Liber.

De leur côté, en 1985 les économistes français Henri Guitton et Yoland Bresson ont fondé l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence : l’AIRE. Un an plus tard, Yoland Bresson s’associera notamment avec Philippe Van Parijs pour fonder le Basic Income European (puis Earth) Network, le BIEN, devenu le principal réseau mondial de chercheurs sur le sujet. Ce mouvement intellectuel a pour partie inspiré en France la création du RMI puis du RSA et, enfin, de l’actuelle prime pour l’emploi. Aujourd’hui, les militants du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) créé en mars 2013, prônent l’extension progressive du RSA à toute la population, en commençant par son versement automatique à ceux qui en remplissent les conditions d’obtention.

L’histoire ne saurait s’arrêter là. De nombreuses expérimentations d’inspirations souvent libérales commencent à voir le jour et le débat politique en est encore à ses débuts. Mais cette petite rétrospective nous aura permis de déterminer les fondements philosophiques et idéologiques au combien différents d’une idée qui a bien du mal à se cacher derrière une seule et simple définition, celle d’un « revenu universel ».

Si nous pouvions le résumer, nous dirions que pour les libéraux et libertariens, la défense du revenu universel est historiquement liée à l’idée d’une propriété commune des ressources naturelles et au rééquilibrage par un revenu pour tous. Chez les socialistes et post-travaillistes, l’idée trouve ses fondements sous deux principes : la réduction de l’exploitation des travailleurs en augmentant leur pouvoir de négociation et la possibilité de réduire le temps de travail pour qu’il ne soit plus ni au centre de la vie ni le seul moyen d’y survivre.

Là où chacun s’accorde, c’est qu’il faudra concilier liberté et solidarité, responsabilité individuelle et justice sociale, car un individu ne devrait pas subir les circonstances qui l’ont vue naître, mais être responsable de ses choix.

 

À lire ou à relire :

– Thomas More, L’Utopie, 1516

– Etienne Cabet, Voyage En Icarie, 1840

– Hugo Grotius, Le Droit de la guere et de la paix, 1625

– Thomas Paine, La Justice agraire, 1797

– Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, 1880

– Bertrand Russel, Eloge De l’oisiveté, 1932

– Milton Friedman, Capitalisme et Liberté, 1962

 

Source : metis