La Nouvelle-Orléans : tout pour la musique depuis trois cents ans

La capitale du jazz a fait de la musique un vecteur d’intégration sociale et un enjeu touristique majeur. Pour son 300 e  anniversaire, la ville, plus créole qu’américaine, valorise ses racines culturelles.

« Ce 300e anniversaire de l’une des plus anciennes villes des Etats-Unis est une fierté. Nous avons réussi à préserver nos traditions, notre culture musicale et gastronomique, notre patrimoine, cet art de vivre qui attire des touristes du monde entier. On est passé si près de perdre notre ville ! » se félicite Kristian Sonnier, vice-président de New Orleans & Company, l’organisme de promotion de la capitale du jazz. Marquée par l’ouragan Katrina en 2005 qui a fait plus d’un millier de morts et endommagé 134.000 maisons, la « Crescent City », comme on la surnomme car elle est lovée dans une boucle du Mississipi, n’a pas encore retrouvé toutes ses forces vives, avec 387.000 habitants contre 485.000 avant ce sinistre.

« Edifiée entre un fleuve tumultueux, un lac et une zone de marécage asséchée dans les années 1930 par des élus peu scrupuleux qui ont construit en dessous du niveau de la mer, cette ville, historiquement l’une des plus riches, est devenue vulnérable. Pour autant, cela a forgé le caractère des habitants, renforcé leur goût de la fête et quelque peu relativisé leur relation au travail par rapport à la très affairiste Houston », note Paul Nevski, fondateur du Monde Créole.

Cet entrepreneur franco-américain organise des visites guidées dans les sites emblématiques : le French Quarter, baptisé ainsi depuis 1718, alors que les maisons en bois des Français ont brûlé et ont été remontées en briques par les occupants espagnols arrivés en 1763 ; le Garden District avec ses demeures coloniales cossues édifiées par les propriétaires de plantations ; et Treme, le plus ancien quartier afro-américain d’où viennent de nombreux artistes, comme Louis Armstrong ou plus récemment Trombone Shorty.

Bande-annonce de la série Treme (1re saison)

« La Nouvelle-Orléans a une capacité de résilience certaine. Elle se considère comme la meilleure ville des Caraïbes, et non comme l’une des plus pauvres des Etats-Unis », note Anne Messner, directrice de la fondation Roots of Music, qui vient en aide aux enfants défavorisés en leur offrant des cours de musique et des instruments. « C’est une cité ouverte, plus tolérante que le sud du pays. Ici on ne s’apitoie pas sur son sort, on profite de la vie, tout est prétexte à célébration », renchérit Don Marshall à la tête de la New Orleans Jazz & Heritage Foundation.

 Katrina a finalement révélé cet héritage unique et incité à se mobiliser. 

« Sur ce territoire où les deux tiers des habitants sont noirs, où se mêlent les cultures africaines, haïtiennes, européennes, Katrina a finalement révélé cet héritage unique et incité à se mobiliser », renchérit le chef Donald Link, à la tête de 7 restaurants à la Nouvelle-Orléans. Il a créé avec son confrère Stephen Stryjewski une fondation pour lever des fonds via des dîners de gala et récolté 1 million de dollars pour que des milliers de jeunes accèdent à une meilleure éducation. « Nous voulons les aider à acquérir des compétences de base tout en préservant leur culture, car trop d’adolescents désoeuvrés et délinquants atterrissent en prison », explique-t-il.

La Nouvelle-Orléans : tout pour la musique depuis trois cents ans

Tourisme en plein boom

« Katrina a été une tragédie mais a induit des collaborations dans tous les secteurs économiques, note Ben Johnson, président-directeur général de la chambre de commerce locale, passée de 200 membres en 2009 à 1.300 aujourd’hui. Des milliards ont été injectés dans les infrastructures, les équipements médicaux, les nouvelles technologies ; l’économie s’est diversifiée. »

Les entreprises françaises ont loupé le coche, à quelques exceptions près comme Transdev, qui exploite les « streetcars » – ces tramways évoqués par Tennessee Williams – et Sodexo qui assure la restauration du Centre de conventions, du Superdôme, de l’Arena ou du National World War II Museum.

Un musicien de jazz et un « streetcar » à la Nouvelle-Orléans. - DR
Un musicien de jazz et un « streetcar » à la Nouvelle-Orléans. – DR

Ville multimodale avec son port, ses chemins de fer, ses autoroutes, son aéroport, « Big Easy » – comme on l’appelle encore – inaugurera l’an prochain un terminal à 1 milliard de dollars pour développer les vols vers l’Europe et stimuler un tourisme en plein boom, avec 13 millions de vacanciers attendus en 2020. Et si les visiteurs français ne sont encore que 90.000 par an, cela pourrait grimper si Air France proposait des liaisons directes.

« C’est une destination en fort rebond depuis trois ans. Le potentiel est là et les Français viennent chercher une connexion culturelle historique : la musique avec les clubs de jazz les plus réputés ; la cuisine créole et cajun mêlée aux influences américaines modernes ; le Mississippi évocateur de Mark Twain et d’une certaine authenticité révolue de l’Amérique », observe Stéphane Le Pennec, directeur du voyagiste Salaün Holidays.

Préserver l’héritage

Alors que la culture rapporte déjà ici 1,3 milliard de dollars par an, les initiatives se multiplient afin d’en faire un vecteur d’emploi majeur pour une population trop largement encore sous-éduquée, séquelle d’un long esclavage. Daniel Hammer, directeur de l’Historic New Orleans Collection, se démène pour protéger une douzaine de maisons des XVIIIe et XIXe siècles léguées par un couple aisé. Il ouvrira bientôt un bâtiment de 12.000 mètres carrés à 30 millions de dollars pour exposer le million d’objets et d’oeuvres d’art de la collection. « Les touristes ont besoin de ressentir cette atmosphère historique et les scolaires aussi », observe-t-il.

 La Nouvelle-Orléans constitue un véritable incubateur pour les musiciens de jazz. 

Expansion prochaine, également, du Jazz Museum, à l’origine avec l’université Loyola d’un département Music Business pour développer l’industrie musicale locale. « Nous recevons 150.000 à 200.000 visiteurs par an qui viennent découvrir l’une des plus grandes collections au monde sur le jazz avec 20.000 documents, photos, films, disques, instruments », précise son directeur, Greg Lambousy.

Pas un mois sans que son musée n’accueille l’un des 135 festivals proposés dans cette ville animée aussi par 31.000 concerts par an ! « La Nouvelle-Orléans constitue un véritable incubateur pour les musiciens de jazz », constate Kristian Sonnier. Et ces manifestations sont toujours étroitement associées à la gastronomie, si métissée. Ainsi, chaque édition du Jazz Fest attire 500.000 visiteurs, avec ses 11 scènes mais également ses 40 restaurants…

Période charnière

La première femme noire maire, LaToya Cantrell, a été élue l’an dernier sur la promesse de renforcer les opportunités pour les personnes de couleur. « Nous sommes à un moment crucial. La ville a beaucoup changé, la population noire pauvre qui a fui Katrina n’est pas forcément revenue, faute d’assurance », déplore Greg Lucas, directeur exécutif de la Preservation Hall Foundation, qui s’emploie à trouver des toits pour les musiciens.

 Nos racines culturelles sont menacées, il faut les sécuriser. 

Car l’immobilier flambe : une maison typique en bois de 160 mètres carrés à 150.000 dollars avant l’ouragan, vaut, rénovée, 450.000 dollars sur Baudin Street, une ex-rue noire où les Blancs ne s’aventuraient même pas. « Les habitations du centre sont louées sur Airbnb et d’anciens quartiers noirs se gentrifient comme Marigny, Baywater, Treme. Les musiciens sont relégués plus loin et peuvent difficilement vivre de leur art. Nos racines culturelles sont menacées, il faut les sécuriser »,poursuit Greg Lucas.

Machine à cash

Pour relever ce défi, sa machine à cash est le Preservation Hall, un club mythique où l’on joue un jazz très orléanais, par session de 45 minutes, pour accueillir 120.000 spectateurs par an. La salle a été créée en 1961 par la famille de musiciens Jaffe, déjà soucieuse d’offrir une plate-forme aux talents locaux. « Cela permet à de nombreux musiciens noirs et blancs de se produire, car nous voulons aussi lutter contre la ségrégation. Notre fondation récolte 1 million de dollars par an, pour donner notamment à des milliers de jeunes l’opportunité d’apprendre un instrument. Car notre économie repose largement sur ces traditions que les touristes veulent expérimenter », poursuit Greg Lucas.

Preservation Hall, un club mythique où l\'on joue un jazz très orléanais, par session de 45 minutes. - Nouvelle-Orléans - Louisiane
Preservation Hall, un club mythique où l’on joue un jazz très orléanais, par session de 45 minutes. – Nouvelle-Orléans – Louisiane

Même schéma pour la New Orleans Jazz & Heritage Foundation, qui bénéficie d’une enveloppe annuelle de 4 millions de dollars afin d’enseigner gratuitement la musique à la nouvelle génération, d’octroyer une assistance médicale aux artistes, d’appuyer le travail des associations, de financer un centre d’archives sur le jazz ainsi qu’une web-radio propageant le son « NOLA » dans le monde.

Son trésor de guerre est cette fois le Jazz Fest, qui fêtera son demi-siècle l’an prochain. Et pour qu’il rapporte encore davantage, les grands moyens ont été employés. « En 2004, nous avons passé un contrat avec le géant des salles de concert AEG pour nous aider à organiser le Jazz Fest », explique son directeur Don Marshall, qui produit également trois autres festivals.

Solidarités entre musiciens

Le plus ancien « House of Blues » des Etats-Unis, organisateur de 450 concerts par an, avec une scène dédiée à la musique noire, a, lui aussi, créé sa Music Forward Foundation pour aider à faire émerger les stars de demain. Son propriétaire, la multinationale Live Nation, va bientôt ouvrir une salle de 2.000 places dans le casino de la ville, et a même convié des jeunes formés par Roots of Music à jouer dans ses North Sea Jazz Festival de Rotterdam et de Curaçao. « Certains ont poursuivi leurs études au prestigieux Berklee College of Music de Boston », se réjouit Anne Messner.

 Il faut tout faire pour que les gens d’ici puissent rester, sous peine de nous banaliser comme tant de métropoles des Etats-Unis. 

Et nombre d’artistes à succès tendent la main à leurs confrères moins bien lotis. A trente-deux ans, Trombone Shorty, alias Troy Andrews, « pur produit » des faubourgs de Treme où, enfant, il jouait dans les parades de rue avec un trombone plus gros que lui, a déjà créé sa structure philanthropique. Avec l’objectif de « préserver l’héritage de cette ville où la musique est tout ». L’acteur Brad Pitt a fait reconstruire des maisons en matériaux recyclés dans le Lower 9th Ward, quartier défavorisé où Fats Domino habitait. Harry Connick Junior et Branford Marsalis (frère de Wynton, parrain de Jazz in Marciac) ont fondé le Village des Musiciens pour y installer 80 familles.

« Nous sommes entre deux mondes à la Nouvelle-Orléans, black and white, caribéen et américain, culturel et business. Il faut tout faire pour que les gens d’ici puissent rester, sous peine de nous banaliser comme tant de métropoles des Etats-Unis », remarque Sonali Fernando, responsable au sein de l’hôtel Ace du club de jazz Three Keys. Tout l’enjeu pour la Nouvelle-Orléans, dans les années à venir, sera de maintenir ce fragile équilibre qui lui donne toute sa saveur.